Dans le cadre du concours d’écriture organisé par l’Association des Membres de l’Ordre des Palmes Académiques, Mona Siblot a obtenu le deuxième prix. Nous vous laissons découvrir ici sa nouvelle
L’Après
Un air frais s’infiltra dans la pièce par l’entrebâillement étriqué d’une fenêtre mal fermée. Son essor fit doucement claquer les stores de bois d’épinette blanche, ce même bois qui composait la majeure partie de la forêt alentour. Cette forêt s’étendait à perte de vue, engloutissant l’horizon. Parmi les arbres centenaires, un élément dissonait : un chalet, reste isolé d’une civilisation presque éteinte. Le froid emplit peu à peu l’espace : une modeste chambre, occupée principalement par un vaste plan de travail et un lit étroit, qui ne semblait pourtant pas inconfortable. Agacé par le claquement répétitif des stores, un jeune garçon se leva puis les attacha d’un nœud expert. Il ne ferma pas la fenêtre. Au contraire, il la tira grande ouverte puis passa la tête par l’ouverture pour jeter un œil au clair de lune mourant. Satisfait, il retourna s’installer sur une chaise à la fabrication gauche, placée aux côtés de la longue planche de bois épaisse qui lui servait de bureau. Au-dessus, reposait l’objet de son attention : un petit bloc de bois, d’une dizaine de centimètres de long, entaillé de part et d’autre. D’une main adroite, l’adolescent attrapa le petit canif qui l’attendait, tandis qu’il laissait l’autre dégager ses mèches noires de son visage, et que son regard aiguisé parcourait le bloc encore informe.
Enfin, il se décida à appliquer une nouvelle entaille.
Environ une heure plus tard, du bruit se fit entendre à l’étage inférieur. Le battement d’un pas régulier, d’une personne qui tentait de se faire discrète. A ce son, le jeune homme se leva tranquillement et d’un pas mesuré, mais vif, réduisit la distance qui le séparait des escaliers, pour se glisser tranquillement vers l’origine du son étouffé. Adoptant la démarche la plus effacée possible, il s’approcha de la femme devant lui : plus grande, aux mêmes cheveux noirs, pourtant plus courts et à la coupe brouillonne, une tasse de café à la main.
« – Bien dormi Jude ? », dit tranquillement la femme en se retournant. Son sourire bienveillant s’effaça légèrement à la vue des cernes du jeune homme « – Vraisemblablement non, des cauchemars ?
– Je savais plus à quoi rêver, lui répondit le dénommé Jude
– Ah bon… bien poétique dès le matin…, commenta-t-elle avant de descendre d’une traite sa tasse, bon j’espère que t’es quand même en forme car tu vas aider ta vieille tante à installer le panneau solaire !
Le garçon grimaça puis rétorqua :
– T’as que 38 ans hein…
– Mais 85 dans ma tête ! » répliqua-t-elle en saisissant la boite à outils qui gisait aux côtés de la table à manger.
Sur ce, elle mit un terme à la discussion et se dirigea vers la porte d’entrée, sachant pertinemment que son neveu la suivrait sans discuter plus longtemps. Akane était une femme d’action, qui avait passé trop de temps à penser. Les profonds cernes noirs gravées sur son visage témoignaient des nuits passées à ressasser un passé trop proche, et trop mouvementé, qui ne l’avait jamais tout à fait laissé s’habituer au lourd calme des bois même si le sifflement des bombes et l’éclat des flammes lui semblaient de plus en plus lointain. Elle leva la tête vers le jour naissant puis saisit l’échelle qui l’attendait. « – Il fait doux aujourd’hui. Presque frais, remarqua Jude en assistant son ainée avec le placement de l’échelle.
– C’est vrai… La Terre commence à guérir. »
Elle avait cet air nostalgique qui la prenait parfois. Pourtant, l’adolescent savait qu’elle n’avait jamais connu les périodes de paix, où il faisait toujours doux, et où il y avait encore assez. Elle faisait partie de ceux qu’on appelait la génération maudite, enfants aussitôt nés qu’ils devaient apprendre à survivre, à se battre, dans un monde où tout manquait.
« Clé à molette s’il te plait. »
Jude attrapa l’outil et lui fit passer, attendant que sa tante ait fini d’accrocher l’appareil à la toiture.
« Avec ça on devrait gagner une heure d’autonomie par jour… Du moins quand il fait beau »
Jude allait répondre quand un bruit soudain attira son attention. Akane ne mit pas longtemps à réagir et descendit du toit d’un bond pour s’élancer en direction du poulailler, son neveu la suivant de près. Ils trouvèrent les quelques poules qui les fournissaient en partie en œufs terrifiées, alors qu’un renard roux se prenait à l’une de leurs congénères. Quand il aperçut les deux silhouettes hostiles s’approcher, il détala sans demander son reste. Au même moment,
un adolescent à l’allure fluette arriva sur les lieux, à bout de souffle.
« Il est parti ? », demanda-t-il avant de s’approcher de l’oiseau blessé étendu sur le sol sec
« – Oui, lui répondit Jude, comment elle va ?
– Pas trop mal… Je vais chercher de quoi nettoyer la blessure »
Sur ces mots, l’adolescent reparti aussi vite qu’il était arrivé. Akane inspecta les lieux pour trouver l’endroit par lequel le renard s’était frayé un chemin. La faille se révéla bientôt : un pilier abimé par la moisissure avait cédé.
« Il faudra que je le remplace, nota Jude, on doit encore avoir du bois frais pour ça… Je vais, regarder dans l’atelier »
Après avoir rapidement pris les mesures du pilier manquant, il se rendit au second bâtiment qui occupait la clairière : une petite construction en pierre qui servait d’atelier. C’était là qu’il passait le plus clair de son temps, taillant, sectionnant, ponçant et vernissant le bois pour façonner les meubles et outils quand son père explorait la forêt sans fin qui s’étalait partout
autour. Tranquillement, il se mit au travail.
Le grincement de la porte de l’atelier lui fit lever la tête. Dans l’entrebâillement de la porte, se tenait l’adolescent. Le soleil de midi illuminait une partie de sa peau mate et de ses cheveux sombres. Il avança d’un pas hésitant dans l’atelier et s’approcha de la partie qui faisait office de débarras, où tous les outils les plus imposants étaient entreposés. Il attrapa une pelle, qui, à cause de sa composition frêle, faisait presque sa taille. A cette vue, Jude ne put s’empêcher d’afficher un sourire en coin.
« – Tu comptes aller où avec ça Elijah ?
– Oh ! Grand-père m’a demandé de la lui apporter pour planter les orangers.
– Tu veux un coup de main ? Elle m’a l’air un peu trop grande pour toi, souligna le plus grand, mi-honnête mi-railleur »
En effet, il était difficile de croire que les deux enfants avaient le même âge. A 14 ans, l’un s’approchait du mètre 75 et affichait un air confiant aux côtés d’une musculature naissante. L’autre en revanche, faisait presque une tête de moins que le premier, ses pas incertains, sa silhouette fine et anguleuse. Un sourire discret se dessina sur son visage quand il déclina son offre. Néanmoins, l’artisan le suivit tout de même, son ouvrage finalisé sous un bras tandis que son autre main jouait avec son petit bloc de bois qui commençait à prendre la forme d’un animal.
Peu après, ils arrivèrent devant la serre, le bâtiment le plus crucial à leur survie qui, grâce à l’entretien et à l’investissement d’Elijah et de son grand-père, les avait sauvés de la famine à de nombreuses reprises. Naün les attendait, adossé contre la structure, un brin d’herbe sèche entre les dents. Malgré ses rides prononcées et ses cheveux blancs, il ne faisait pas son âge.
Une flamme ardente animait toujours son regard on ne peut plus vivant, même après autant de longues années. Bâti solidement par les conflits des temps passés, il avait, contrairement à Akane, atteint un état de calme hors du commun, pourtant toujours mué par une énergie sans pareille. Certains l’appelleront sagesse, il préférait le qualifier de « paix ».
Après l’arrivée des deux jeunes, ils se mirent silencieusement au travail. Naün creusait péniblement, assisté par Jude tandis qu’Elijah mettait les boutures en place, avec des gestes précis, calibrés par l’habitude.
Elijah avait tendance à naviguer entre les espaces, sans tout à fait trouver sa place. Toutefois, c’est dans ce lieu, bâti par ses défunts parents, et animé par son grand-père qu’il trouvait un sens à leur existence solitaire. Mais ce sens, abstrait et fugitif ne pouvait être alimenté par l’environnement isolé et vide dans lequel, lui et Jude avaient grandi. Ils avaient constamment évolué au milieu de rescapés qui, malgré leurs réactions bien diverses à cet isolement, avaient
connu un monde vivant. Ils pouvaient ainsi en chercher les restes, tenter de le reconstruire ou bien le transmettre. C’est ce choix qu’avait fait Naün. A tous, il racontait son monde, son passé, son histoire, et, dans une large bibliothèque qui constituait son bien le plus précieux, il en avait entreposé les traces. Ainsi, il délivrait chaque jour, à l’abri des rayons du soleil lors des heures les plus chaudes, l’histoire de leur monde, de leur chute, et laissait à ses chers élèves le soin d’en établir l’avenir.
Alors qu’ils avaient presque fini leur pénible travail, Naün, en bon professeur qu’il était les questionna sur le livre qu’il leur avait confié en devoir. Au regard fuyant de Jude, son professeur compris bien vite qu’il ne l’avait pas lu. Pourtant il n’en dit rien, il n’en disait jamais rien, bien que cette situation soit récurrente. Il continua d’en parler comme si de rien n’était, bien qu’intrigué par la réticence de son élève à se plonger dans la littérature. Ce n’était pas que Jude n’aimait pas lire, ni qu’il était fainéant. Au contraire, il était appliqué et travailleur, et la lecture pratique ne le dérangeait pas : il avait appris la majeure partie de sa maitrise de l’ébénisterie dans les livres. C’étaient les récits qui le dérangeaient. Jude détestait le sentiment de décalage et de vide qui l’emplissait lorsqu’il parcourait leurs lignes. La vie des personnages était trop vivante, trop remplie, trop diversifiée. Au fil des pages, il réalisait tout ce qu’il n’aurait jamais, qu’il ne connaitrait jamais, et toutes les personnes qu’il ne rencontrerait jamais. Pire, il n’arrivait pas à se débarrasser de la culpabilité qui le prenait lorsqu’il comprenait qu’il ne vivait qu’à moitié. Car Jude ne pouvait penser cela, il n’en avait pas le droit. On avait trop donné pour qu’il vive cette vie. Il n’ouvrait donc pas ces livres, refusait de plonger dans ces univers renversants, de peur de rêver à une vie meilleure. Même si la solitude et l’impuissance lui semblaient parfois insupportables.
Quand la chaleur devint suffocante, ils rentrèrent s’abriter et continuèrent leur leçon journalière. Après un cours détaillé sur les espèces variées de la période « pré-effondrement », les adolescents disposèrent de leur temps. Comme à son habitude, Elijah se réfugia dans la bibliothèque, tandis que celui qu’il appelait son frère, même s’ils ne partageaient pas le même sang, grimpa jusqu’au grenier, où se trouvait l’atelier chaotique de sa tante.
Son antre étriqué avait des allures de cabinet de curiosités. Sous la charpente, les différents objets métallisés qui gisaient sur le sol étaient éclairés par une unique fenêtre, les meubles étaient tous d’un style différent, d’une époque différente, une fine couche de poussière recouvrait certaines étagères et les tables principales qui lui servaient de plan de travail, débordaient d’objets divers ou étaient recouvertes d’entailles et de traces de brûlures ou d’impact. Evoluer dans cet environnement était un parcours du combattant miniature, tant les objets pointus parsemaient l’espace. Akane, sur un tabouret branlant, le dos courbé sur son bureau, lunettes de protection sur le front, pinces variées dans les deux mains, ne signala pas qu’elle avait remarqué la présence de son neveu.
Jude sourit légèrement à la vue de la concentration inébranlable qu’elle affichait et se fit maladroitement un chemin vers le hamac qui se tenait dans un coin de la pièce. Akane avait une chambre attribuée mais elle était quasiment inoccupée : elle préférait récolter quelques heures de sommeil ça et là entre deux sessions de travail. Cette privation de sommeil se ressentait sur son aspect. Elle avait honnêtement, une tête à faire peur, pourtant ses sourires
bienveillants et ses légers sarcasmes suffisaient à illuminer son visage et atténuer cet aspect négatif. Le jeune garçon s’avachit sans grâce dans le hamac et dégaina son canif et le bloc de
bois, que l’on pouvait maintenant qualifier de statuette. Dans la pièce obscure, le raclement régulier de la lame contre le bois et le tintement occasionnel des objets métalliques d’Akane résonnaient. Sans détourner le regard de son travail, la plus âgée pris la parole :
« – Pas trop fatigué ?
– Juste un peu, soupira son neveu dans un demi-mensonge
Akane leva un sourcil, toujours sans se retourner.
– Tu as quelque chose à me dire ? », tenta Akane
« – Non, pas particulièrement, répondit Jude d’un ton évasif
Silence.
– Ton père rentrera bientôt.
– C’est aussi ton frère, rétorqua le plus jeune
– C’est vrai… J’espère qu’il aura trouvé quelque chose…
– T’as plus assez de boites de conserve à réparer ?
– Ha ha, non…
– Ça ne t’ennuie jamais de rapiécer des débris à longueur de journée ?
La remarque la fit sourire.
– Ça ne t’ennuie jamais de couper du bois à longueur de journée ?
– Pas faux… »
Jude laissa un instant son regard vagabonder sur les murs décorés de photos, de quelques étagères et d’essais maladroits à la calligraphie japonaise. Dans un recoin, sur une étagère poussiéreuse, se tenait un portrait d’une femme asiatique à l’air austère. La fois où il lui avait demandé qui était photographié, Akane lui avait seulement répondu « Ta grand-mère », sans élaborer davantage. Au fil des minutes, il sentait ses paupières s’alourdir peu à peu. Bientôt, il s’endormit. Lorsqu’elle n’entendit plus le raclement sec de la lame, elle se retourna enfin.
Face à la tournure prévisible de la situation, elle se leva et traversa la pièce sans difficulté pour placer une couverture sur le corps du garçon.
Quelques heures plus tard, Jude se réveilla dans ce désordre harmonieux, seul. Au même moment, Akane ouvrit la porte un bol de soupe à la main.
« – Ah enfin réveillé ! On a déjà mangé, voilà ta part… Je n’ai pas voulu te déranger, tu
m’avais l’air bien fatigué, dit-elle en souriant. »
Jude répondit avec un hochement de tête et mangea son dîner.
Quand la nuit fut tombée depuis bien longtemps, une ombre se glissa dans la chambre d’Elijah et déposa délicatement un objet sur une étagère. Le lendemain, il y trouverait la sculpture d’un renard de bois.
Laisser un commentaire